Cette année 2020 marquait les 25 ans de la disparition de
Jean-Patrick Manchette. Un des romanciers français les plus importants
de son genre, et de son temps. Raison pour laquelle plusieurs ouvrages
ont été (re)publiés.
J’avais écrit le long article qui suit en
février dernier, pour le magazine L’Officiel Hommes. Commandé à
l’occasion des hommages anniversaires, il m’avait amené à interviewer
Jacques Tardi, Nicolas Mathieu (prix Goncourt 2018), François Guérif,
Philippe Labro, Frédéric Paulin et Nicolas Le Flahec. Et à mettre en
perspective une œuvre magistrale.
L’article a été victime de la
Covid-19, et n’a pas été publié (si vous saviez le nombre de sujets dans
ce cas, chez nombre de journalistes même culturels…). J’en ai récupéré
les droits, et le publie sur mon blog dans une version adaptée. Pour une
ballade de week-end et de tout temps en manchettie, pour les fans comme
pour les profanes.
"Pour
savoir écrire, il faut savoir vivre" : ces mots sont extraits d’une
préface que Manchette donna en 1995, pour un roman qu’il avait aidé à
faire publier dans la Série Noire. Un livre écrit par un ancien
braqueur, Charles Maestracci, qui signait sous le pseudonyme d’Alexandre
Dumal. Le titre : Je m’appelle reviens, n°2376 de la
prestigieuse collection. Quelques semaines plus tard, le 3 juin,
Manchette mourrait à Paris, à l’âge encore vert de cinquante-trois ans.
Depuis, cette antienne, "Je m’appelle reviens", apparaît aussi comme un
salut tout « manchettien ». Une disparition et un pied-de-nez, tout à
fait dans l’esprit de l’homme, qui fut dans sa jeunesse un proche de
l’Internationale situationniste. En écrivant « Pour savoir écrire, il
faut savoir vivre », Manchette avait d’ailleurs adapté à sa sauce une
citation de Guy Debord :
"Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre"
En 2015, quand sortait le film The Gunman,
réalisé par le Français Pierre Morel avec une distribution
internationale (Sean Penn, Idris Elba, Javier Bardem), on s’apercevait
que vingt ans après sa mort, le nom de Manchette résonnait toujours : il
s’agissait d’une adaptation de La Position du tireur couché, le dernier roman publié de son vivant. Un livre qui avait déjà été porté à l’écran en 1982 : Le Choc
de Robin Davis, avec Alain Delon en tête d’affiche. L’acteur, déjà
classé à droite, s’était entiché des polars du gauchiste Manchette, et
avait joué dans trois films tirés de ses romans : Trois hommes à abattre (d’après Le Petit Bleu de la côte ouest), Pour la peau d’un flic (de Que d’os !) et Le Choc.
C’est que, voyez-vous, cet écrivain-là a autant attiré, divisé, que fasciné et intrigué.
La révolution "néo-polar"
C’est que cet homme-là a tout simplement révolutionné un genre en France : le polar. En onze ans, et autant de romans. De Laissez bronzer les cadavres (coécrit avec Jean-Pierre Bastid) en 1971 à La Position du tireur couché en 1982, en passant par Nada (adapté par Claude Chabrol), L’Affaire N’Gustro, Fatale, et La Princesse du sang (inachevé,
paru après sa mort en 1996). Manchette est celui qui, quarante ans
après les "pulps" et les hard-boiled américains (Dashiell Hammett,
Raymond Chandler), a dépoussiéré un polar hexagonal qui ronronnait un
peu dans la France pompidolienne. Sa patte : une "intervention
politique" revendiquée, une articulation réussie entre le "roman de
gare", le marxisme (revendiqué), un style minimaliste, l’humour froid et
noir, et un usinage qui allie une langue précieuse et une verve
argotique. L’écrivain se distinguait de ses pairs par une activité
théorique inlassablement, menée dans son Journal et dans ses nombreuses
chroniques. C’est précisément cette activité qui expliqua cette longue
parenthèse : entre 1982 et 1995, Manchette ne fit paraître aucun roman.
Les seuls écrits qu’il reste de cette période, ce sont ses articles
(publiés dans les revues Pilote, Hara-Kiri, Charlie, BD, Polar) et cette correspondance accrue avec ses amis, ses confrères, ses éditeurs : on en goûte la saveur dans l’ouvrage Lettres du mauvais temps – Correspondance 1975-1995 publié au printemps à La Table Ronde.
"Il adorait la bière belge"
Homme
rare, du fait d’une longue période d’agoraphobie qui l’empêcha, à
partir de la fin des années 1970, de mettre le nez plus loin que son
palier, il était un forçat de travail. Philippe Labro était rédacteur en
chef à RTL, et avait publié trois romans et réalisé quatre films (dont L’héritier) quand il est tombé sur Le Petit Bleu de la côte ouest. "Fasciné", il a illico cherché à en faire un film. Contact fut établi :
"Il
n’était pas encore agoraphobe, nous nous sommes donc retrouvés dans un
bistrot non loin de RTL. Devant un lapin-moutarde (qui est devenu un gag
entre nous, et qu’on retrouve dans quelques romans), on a parlé cinéma,
roman policier américain. J’ai été touché par sa sensibilité, sa
fragilité, son extrême intelligence et son extrême culture"
Labro
fit alors acheter les droits par un producteur, et les deux hommes
commencèrent à travailler l’adaptation, accompagnés de l’écrivain et
acteur Daniel Boulanger (futur membre de l’Académie Goncourt). Mais
l’affaire traîna, et les droits ont fini par être rachetés par un autre
producteur. Qui allait faire le film avec Alain Delon :
Trois hommes à abattre. Aujourd’hui, Labro souligne avec une certaine émotion dans la voix que
"Le
film ne ressemblait absolument plus à notre adaptation. Ni au livre, à
mon avis… Mais entre temps, on avait établi un lien. Notre relation est
devenue une belle amitié"
C’est finalement pour son septième film,
La Crime
(1983), qu’il parvint à œuvrer avec son ami : sur un scénario original
de Jean Labib, Manchette travailla au scénario et aux dialogues.
"Il
m’a beaucoup apporté, admet-il aujourd’hui, et si c’est un film plutôt
réussi, c’est en grande partie grâce à lui. Il y a des répliques dont je
me rappelle par cœur, comme ce « Il est con, mais pas idiot » ». Pour lui, Manchette restera ce
"Bourreau
de travail, et un homme méticuleux, courtois, aimable, toujours prêt à
changer et à transformer s’il le fallait. Et en même temps, très sûr de
ce qu’il écrivait. [...] On se voyait régulièrement. J’allais chez lui, je
montais à pieds les cinq étages de son immeuble de l’avenue du Docteur
Netter (Paris 12e). On faisait des séances de travail, trois-quatre fois
par semaine. Jean-Patrick nous attendait avec son texte toujours
parfaitement dactylographié. Car c’était un maniaque du texte propre, à
l’alignement, au paragraphe et à la virgule près. C’était exaltant. Il
était enjoué, on rigolait : il adorait la bière belge"
Tardi et Griffu
C’est
un peu avant, au milieu des années soixante-dix, que Jacques Tardi
avait rencontré Manchette. Déjà auteur de plusieurs albums, il était de
cette foisonnante galaxie de magazines tels Pilote, L’Echo des Savanes, Métal Hurlant. Crée par Jean-Pierre Dionnet, ce dernier était dédié à la science-fiction, et il était question d’y insuffler un air de polar. "Ça ne s’est jamais fait, mais c’est sur cette base-là que j’ai rencontré Manchette", se rappelle Tardi, il était en train de terminer Fatale (qui parut en 1977, ndlr).
On travaillait à l’adaptation de ce livre-là en bande dessinée. Au
bistrot, en tête-à-tête. On buvait des demis, beaucoup de demis, et très
rapidement on parlait d’autres choses, de cinéma par exemple". Et le dessinateur de poursuivre :
"De
mon côté, je faisais le découpage, en fonction de ce qu’il me
racontait. Je lui faisais des croquis. Il repartait avec ça, qu’il
réadaptait et redialoguait, et ensuite moi je passais à une version
définitive. A un moment, chose inexplicable : nous abandonnons, et
passons à autre chose : Griffu. Manchette n’avait pas d’idées précises.
Mais c’était l’époque du trou des Halles, des scandales immobiliers : on
est alors parti là-dessus. Avec un personnage traditionnel de privé,
qui va être vite dépassé par les évènements. Ça s’est passé comme ça"
Et
Griffu fut
publié dans une revue éphémère,
BD, l’hebdo de la BD, qui exista à
peine un an entre les automnes 1978 et 1979. Des romans de l’écrivain,
l’illustrateur revendique
"Apprécier l’état d’esprit général. J’adhère tout à fait aux idées de Manchette. Par exemple : le malaise des cadres du Petit Bleu.
Le type qui tourne en rond sur le périphérique, je trouvais que c’était
une très belle idée. Tout ça c’était notre époque, ce qu’on en
ressentait au moment précis du livre"
Et de l’homme, Tardi garde ce souvenir marquant :
"Cette
précision sur les armes, que j’appelle son côté « Manufrance », qu’on
retrouvera d’ailleurs dans tous ses romans. Ainsi, Griffu n’a pas
n’importe quoi, il a un pistolet Mauser HSC, et Manchette écrit : «
C’est une belle arme, ça contient huit cartouches calibre 32 ACP. Ça
sert à faire des trous. Ça sert à mettre fin à des discussions »"
Exemple par l’image, dans la vidéo ci-dessous, extraite d’
un sujet que je publiai sur Rue89 en 2010, à l’occasion de l’adaptation par Tardi de La Position du tireur couché.
(Voir la vidéo "Cours d'adaptation avec Tardi")
"La révolution, ça commence par l’écriture"
Avant
de sublimement devenir le créateur des éditions Rivages/Noir et le
découvreur d’Ellroy en France, François Guérif était libraire et
spécialiste du cinéma noir. Déjà directeur de collections (Red Label,
Fayard Noir), il était rédacteur en chef de la toute nouvelle revue
Polar quand, en 1979, il rencontra le fils de Manchette : Tristan
Manchette, aka Doug Headline, alors journaliste spécialisé dans la
science-fiction et les contre-culture (il est ensuite devenu éditeur
traducteur, réalisateur). C’est par lui que le contact fut établi avec
le père. Guérif se rappelle :
"En fait, on ne
s’est pas tellement vus, puisqu’il était agoraphobe. On avait un
échange très régulier au téléphone. Il aimait beaucoup parler. C’était
toujours extrêmement agréable. Il avait une voix extraordinairement
douce et très séduisante. Et une discussion de plus érudites"
De
ces douceurs et éruditions, propres aussi à Guérif, naquit une profonde
amitié. Raison pour laquelle le fils choisit Rivages pour faire éditer
en 1996
La Princesse du sang, roman posthume et inachevé, et non
la Série Noire à laquelle son père avait toujours été fidèle.
Aujourd’hui, François Guérif rit quand il se souvient avoir
"Réussi
à le filmer pour une émission. C’était un début d’hiver, on l’avait
emmené dans le bois de Vincennes, plus on s’éloignait de la Porte de
Vincennes plus il avait peur ». Et tient à surligner : « Il a choisi un
domaine, celui du polar. Il avait une réflexion politique, littéraire,
sur ce qu’était la littérature et ce genre littéraire-là, en disant par
exemple que « la révolution, ça commence par l’écriture ». Manière de
dire que ce n’était pas parce qu’on mettait en scène des gens aux idéaux
magnifiques ou des flics pourris qu’on faisait un bon polar"
Et l’ami de poursuivre :
"Il a poussé cette démonstration très loin avec La Position… Il m’avait
dit en interview : « J’ai fait exprès de prendre le sujet le plus con,
un tueur qui veut quitter son organisation, pour prouver que d’une
histoire bête on peut faire un bon roman par l’écriture »". Quelques
temps après, c’est Manchette, dans un article pour Libération le 7
juillet 1987, qui relança les ventes d’un livre qui, alors, était un
échec commercial : Lune sanglante, le premier livre de James
Ellroy traduit en France. Chez Rivages… Guérif et Manchette étaient et
restent des passeurs de textes.
"C'est par ça, et pour ça, que je me suis mis à écrire du roman noir"
Malgré
lui donc, cet homme-là initia une école : on l’appelle "néo-polar".
Allaient s’y engouffrer des hommes un tantinet plus jeunes :
Jean-Bernard Pouy, Thierry Jonquet, Didier Daeninckx, Patrick Raynal,
Serge Quadruppani. Plus tard, ce fut Jean Echenoz qui revendiqua être
marqué par cet écrivain, avec qui il échangea d’ailleurs quelques
missives. Aujourd’hui, plusieurs revendiquent être ou avoir été sous
influence manchettienne. C’est le cas de Nicolas Mathieu, né en 1978, prix Goncourt 2018 pour son deuxième roman, Leurs enfants après eux. Dont le premier livre, en 2014, était un roman noir : Aux animaux la guerre. S’il avoue avoir "adoré tout de suite" des œuvres comme Nada ou Le Petit Bleu…, découverts à 21 ans, il parle de "choc" en évoquant le recueil des Chroniques (Rivages, 1996) :
"Une
théorie sur : à quoi sert le polar, sur la façon de se servir de récits
criminels pour ensuite en faire autre chose… Manchette, c’est du roman
accessible à tous, divertissant, et qui par la bande fait totalement
autre chose : de la politique. Pour moi, il y a eu un avant et un après.
C’est par ça, et pour ça, que je me suis mis à écrire du roman noir"
L’écho est le même chez Frédéric Paulin, née en 1972, dont la trilogie
La Guerre est une ruse
(éditions Agulo, entre 2018 et 2020) raconte le terrorisme islamiste en
France depuis 1995 par le prisme du roman d’espionnage et de
fait-divers :
"Il y a une intrigue, et une
analyse du monde (la rénovation de Paris, la corruption, etc), mais on
sent que tout ça prend corps dans une problématique bien plus large,
sociale, politique. Le tout avec un humour qui lie le cynisme et la
violence"
Alors : comment, dans la France du
XXIe siècle, ne pas faire le lien avec… Michel Houellebecq (même s’il ne
l’a jamais évoqué) ? Comment ne pas pointer une écriture qui, à des
degrés divers chez les deux hommes, se distingue par sa neutralité et sa
froideur apparentes, sa densité pastiche, cynique, pamphlétaire,
passant au crible l’esprit de l’époque sans avoir l’air d’y toucher ?
Ainsi, oui, Manchette est définitivement actuel. D’ailleurs, un
universitaire bordelais devenu expert en manchettie en témoigne :
Nicolas Le Flahec, un des anthologistes ayant travaillé sur les
Lettres du mauvais temps,
après une thèse et un ouvrage analytique sur son idole. Professeur de
français au lycée pendant quelques années à Bordeaux, il faisait lire du
Manchette à ses élèves. Aujourd’hui prof à l’Université Michel de
Montaigne à Bordeaux, il fait de même. A chaque fois, et à son propre
étonnement : ça « marche », se réjouit-il
"Ses
personnages intéressent les jeunes, sa narration aussi. Je m’en suis
rendu compte dans le cadre de lectures à haute voix : ça prend, ils
rient. Nada est un livre qui les interroge même s’ils n’ont pas le
bagage politique ou référentiel, car c’est aussi une réflexion sur le
terrorisme. Ô dingos, ô châteaux ! et Fatale résonne toujours, car les
deux héroïnes féminines intéressent très fortement les filles"
Ce quadragénaire de conclure :
"Cela
renforce dans mon opinion qu’il y a tout plein de raisons d’aimer
Manchette. On peut en avoir une lecture politique. On peut en avoir une
approche intellectuelle. On peut rire. On peut être embarqué par la
puissance de sa machine romanesque"
Pour (re)découvrir Manchette dans sa démarche, on regardera cette vidéo : un portrait datant de 1983.
Lettres du mauvais temps – Correspondance 1977-1995, La Table ronde, mai 2020, 544 p, 27.20 €
Play it again, Dupond – Chroniques ludiques, La Table ronde, mai 2020, 152 p, 23.20 €
Réédition de L’Affaire N’Gustro,
avec une préface de Nicolas Le Flahec et une lettre inédite de J.-P.
Manchette, en juin 2020, à la Série Noire (Gallimard), 224 p, 14 €