Premier coup de cœur de cette rentrée littéraire sur le Pop Corner : « Sombre dimanche », le troisième roman d’Alice Zeniter.
C’est en 2010 que cette auteur, qui vivait alors entre la Normandie et la Hongrie, avait frappé les esprits : « Jusque dans nos bras » était une réponse littéraire, poétique, au fumeux débat sur « l’identité nationale ». Normalienne, Alice Zeniter avait auparavant publié son premier roman à l’âge de seize ans : « Deux moins un égal zéro », devenu introuvable. « Jusque dans nos bras », livre choc, fut une sacrée rencontre. M’est avis qu’il vous faut le lire, un jour ou l’autre.
Alice Zeniter, la colère et Facebook, d@ns le… par asi
« Sombre dimanche » n’a rien à voir, qui ajoute une pierre inattendue au jardin d’Alice Zeniter. C’est un roman sur le siècle hongrois, un hommage à un pays où la jeune auteur a travaillé et où elle se rend très régulièrement. C’est aussi un roman sur l’Europe d’après la chute du Mur.
On y entre par une de ces scènes mystérieuses et fortes, de celles qui nous font aimer très tôt un livre : Imre voit son grand-père, le dos cassé, manier le râteau au jardin, tout en chantant « Sombre dimanche ». Nous sommes un 2 mai, le vieux est ivre car comme chaque année à pareille date, il s’est bourré la gueule pour oublier que c’est le jour anniversaire de la mort de sa femme Sara, morte en 1955 « d’un excès de communisme si on en croyait le grand-père ». Un an avant les chars russes à Budapest, ce dernier était donc devenu férocement antisoviétique.
Une famille restée sur les bords de l’histoire
Nous entrons dans le roman en entrant dans l’histoire de la famille Mandy. Alice Zeniter campe ici trois générations de cette famille hongroise : le grand-père donc, son fils et son petit-fils Imre. Depuis des générations, les Mandy habitent la même maison de bois, posée au bord des rails, à portée de vue de la gare Nyugati, à Budapest. Pas loin d’un transformateur. Il y a ici l’immobile et le mobile. Tout est dit : eux sont restés, et ont subi l’histoire plus qu’ils ne l’ont épousée.
Les parents d’Imre travaillent à la gare. Le père, Pal, né à la fin de la Seconde GM dans des circonstances dramatiques, y tient un petit café. La mère, Ildiko, y travaille au « guichet des voyages intérieurs », et est restée « ronde et forte comme un fût » depuis sa grossesse, la nuit même de ses noces.
Tout au long de leur vie commune, Ildiko n’eut jamais à se plaindre de Pal. Il ne buvait pas, n’élevait pas la voix, rentrait toujours à l’heure. Son silence la désemparait un peu. Elle aurait bien voulu un homme qui raconte des histoires, quelqu’un qui la fasse rire. […] Quand elle voulait absolument parler, elle provoquait des disputes avec le grand-père, alors les mots fusaient à toute vitesse
Imre, lui, est un enfant des années soixante-dix, il est craintif, et a grandi dans un univers mélancolique, fait de non-dits et de secrets, et où Staline est toujours tenu pour responsable des malheurs de la famille. Il apprend la vie auprès de son ami Zsolt, plus audacieux. Les deux fantasment sur les blondes californiennes, ils connaissent ont leurs premiers émois sexuels, mais leurs trajectoire se séparent lorsqu’arrive l’âge adulte. Nous sommes alors en 1989, et la vie d’Imre le mènera en Allemagne à travers bien des rencontres, des aventures et des responsabilités.
Le microcosme familial pour illustre le macrocosme national
Ce sont quinze ans de la vie d’Imre que nous suivons dans « Sombre dimanche ». Quinze années aussi de la vie d’une famille, avec les souvenirs qu’elles charrient et les deuils qu’elles amènent.
Mais ce sont presque cinquante ans d’histoire de la Hongrie, de l’espérance communiste au rêve européen moderne, tous deux anéantis par le joug soviétique.
Deux générations de Mandy ont grandi dans la peur :
Il fallut attendre l’année 1961 pour qu’ils arrêtent tous les quatre de trembler à l’idée qu’on viendrait les chercher eux aussi et les pendre. […] Et Pal comprit que si l’année 1956 avait été si longue et si terrible, c’était parce qu’elle avait duré jusqu’en 1961
Chronique familiale et nationale, « Sombre dimanche » est un roman sur l’espoir éteint, et surtout sur la culpabilité à jamais tue. Le grand-père est un homme, mais c’est aussi une ombre. Aussi épaisse que sa culpabilité, dont chaque membre de la famille sera une victime à son corps défendant. Car oui, il y a une faille, une faute, dans la vie du grand-père qui chante. Déployant l’histoire récente du peuple hongrois, le roman d’Alice Zeniter se dépiaute autour de cette faute. C’est elle, autant que cette année 1956 des chars russes dans Budapest, qui, pour un des hommes du livre, fait du peuple hongrois un « peuple raté ».
Variation sur tout un peuple à travers une famille, « Sombre dimanche » est porté par une écriture précise, visuelle mais aussi affective et mentale. Qui donne une histoire, donc une vie, aux fantômes que sont tous ces personnages restés au bord de l’histoire tout en étant maintenu envie par on ne sait quoi.
En fait, si, on sait : par le roman.
Sombre Dimanche, Albin Michel, janvier 2012, 285 pages, 19 euros
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