C’était un des TTGC (Très Très Gros Coups de Cœur) de la rentrée de janvier, et il se verra décerner aujourd’hui le prix France Culture – Télérama 2013. Nous parlons ici de «Alias Ali» de Frédéric Roux, qui s’attaque à un mythe historique près de quinze ans après s’être coltiné une figure sportive («Mike Tyson, un cauchemar américain», Grasset, 1999).
Un livre étrange, autant écrit que mis en scène. Un ouvrage qui suscite le doute, puis finit par l’emporter, un peu comme la vague emmène le limon.
Il suscite le doute car la majeure partie… n’est pas écrite par Roux
lui-même ! En effet, le livre est constitué de centaines de verbatim, de
phrases descriptives ou définitives. De propos qui furent un jour
prononcés ou écrits par
- Des journalistes («Clay est le dernier showman dans la grande tradition américaine de la promotion narcissique, il descend tout droit de Buffalo Bill», David Remnick, futur vainqueur du Politzer en 1994)
- Des écrivains (Romain Gary, Norman Mailer)
- Des cinéastes («Il a été l’un des héros de mon enfance. Je me suis fait décolorer en blond après l’avoir vu», John Waters)
- Des stars (Sylvester Stallone (sur le combat contre Larry Holmes en 1980)
- Des concurrents («Cassius Clay? C’est l’apparition la plus sympathique depuis celle du Père Noël», Sonny Liston)
Des tonnes de verbatim qui retracent en creux, période par période, l’immensité de tout ce qui se trouve rassemblé en le seul Cassius Clay / Mohammed Ali :
- L’enfant
- Le noir
- Le pas noir
- Le mari
- Le plus grand athlète du XXe siècle
- La superstar pop,
- Le musulman
- La seule icône de l’époque ayant survécu à Marilyn, à Elvis, à James Dean
- Celui qui refuse d’aller au Vietnam
- Celui qui décline jusqu’à Alzheimer
Ces sentences construisent le mythe. Certes. Certaines sont prophétiques :
Cassius Clay est un boxeur très spectaculaire, il ne frappe pas, mais il est tellement rapide qu’il devrait pouvoir gagner pas mal de combats avant la limite
D’autres se trompent devant ce qui deviendra l’histoire, comme celle, en 1960, du journaliste américain Abbott Joseph Liebling :
Le style de Clay est séduisant, mais il n’est pas probant pour autant. Il est joli à voir boxer, c’est un garçon amusant, mais ce n’est pas un vrai boxeur, ses regards sont plus menaçants que ses poings. Quelqu’un qui utilise ses jambes comme il les utilise ne pourra pas tenir la distance en professionnel. Je ne pense pas qu’il puisse jamais devenir un vrai poids lourd
Mais certaines le déconstruisent, remettant parfois Ali sur la terre qui est la nôtre (« Ali ne vient pas de la classe moyenne, c’est un mythe, il vient de la classe ouvrière », l’écrivain Mike Marqusee).
Mais alors, direz-vous peut-être : où est la voix de Roux ? On l’entend par incisions dans la matière. A la manière des pauses entre les rounds, quatre chapitres donnent la voix à des figures essentielles du livre. Ce sont ici les seules véritables interventions de l’écrivain, qui s’est mis tour à tour dans la peau de Sonny Liston, de Sonji Roi, la première épouse d’Ali, du « Fou » (lisez pour voir qui il est), et de la dernière femme du boxeur, Lonnie, qui l’accompagnait lorsque fut diagnostiquée la maladie de Parkinson en 1984. Et qui conclue :
« Lorsque la maladie devient une infirmité, il faut apprendre à parler en son nom et en lieu et place du malade. Muhammad Ali, maintenant, c’est moi ! »
« Alias Ali » retrace le destin du champion devenu mythe, depuis le jeune garçon naïf de J.O. de Rome jusqu’à la statue atteinte de la maladie de Parkinson, qui allumait la flamme à Atlanta. On revit ici les combats contre George Foreman, Joe Frazier, Sugar Ray Robinson. On apprendra qu’après la première défaite de la carrière du Greatest (contre Joe Frazier le 8 mars 1971), et d’après son chef de cabinet à la Maison Blanche :
« Richard Nixon sautait partout, fou de joie à l’idée que ce « trou-du-cul de déserteur » ait perdu »
Ainsi, le livre épouse-t-il cette trajectoire, cette idée et ce parcours, qui donnent à penser qu’on peut lire à travers le parcours de Clay/Ali l’histoire des USA au XXe siècle, de la lutte pour l’abolition de la ségrégation raciale jusqu’à la double élection d’Obama, en creux. Le tout en passant par le Vietnam, Nixon, la pop culture, la Nation of Islam, la compétition, les jeux Olympiques. Par le système adopté par Frédéric Roux, Ali et la boxe sont mis en relation avec l’actualité internationale d’alors (Patrice Lumumba assassiné le 17 janvier 1961, etc).
C’est donc un livre à la gloire, politique et culturelle, de Clay/Ali, qui sait néanmoins rester dans la mesure qui sied à toute passion adulte. Et qui, peignant l’Amérique d‘Ali, brosse aussi le portrait du monde moderne.
Alias Ali de Frédéric Roux, Fayard, janvier 2013, 622 p, 22 euros
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