S’il ne sort pas de livre (son prochain roman est annoncé chez Flammarion pour janvier 2015) ces temps-ci, le lauréat du prix Goncourt 2010 se voit mis à l’honneur d’un essai très original : « Houellebecq économiste » (Flammarion), c’est l‘économie vue au travers des romans de l’écrivain. Pour Bernard Maris, ceux-ci « relèvent de la santé publique ».
Pour le coup, Maris
(alias Oncle Bernard lorsqu’il signe dans Charlie Hebdo), lui, est un
économiste. Également chroniqueur sur France Inter, il décrypte la façon
dont le prix Goncourt 2010 manie les concepts économiques dans ses
romans… et ses poèmes.
Ce n’est pas le premier essai sur celui qui, en demeurant un de nos très
grands écrivains hexagonaux, est devenu une de nos superstars
culturelles : on se rappelle notamment celui d’Aurélien Bellanger, alors
pas encore romancier, en 2008. Ce court et fort agréable livre de Maris
est, avant tout, un cri d’amour à la fiction littéraire dans son
ensemble. Enfin, dans ce qu’elle a de plus beau. S’il pose cette
question : « Qui se souviendra de l’économie, et de ses prêtres, les
économistes ? », c’est pour apporter un livre qui répond : personne. Par
contre, les écrivains sont une voix dont le monde se rappelle :
Personne ne parlera de l’homme face à la mort comme Tolstoï dans « Ivan Illich », de l’amour comme Mme de La Fayette dans « La Princesse de Clèves », de la haine comme Céline ou de l’horreur mélancolique du temps qui passe comme Proust et Houellebecq
Maris avance deux raisons au pourquoi de son propre livre :
Comme Pascal pour une autre nuisible et raisonneuse engeance, Houellebecq sauve les économistes de leur néant et leur donne le temps que durera son œuvre. […] Il évoque Marx, Malthus, Schumpeter, Smith, Marshall, Keynes, d’autres. Il parle de compétition, de destruction créatrice, de productivité, de travail parasitaire et de travail utile, d’argent, de bien d’autres choses, et il en parle mieux que les économistes, car il est écrivain
Et :
Toujours, nous chercherons chez les écrivains, et particulièrement chez les romanciers, un fragment de la vérité de ce monde où nous sommes jetés et qui nous angoisse. Eux savent parler de la mort, de l’amour, et du malheur –plus rarement du bonheur, dont les économistes proposent une quantification, par le PIB, et les alter-économistes une alter-qualification
C’est cette vérité de chair, cette preuve d’une âme dans le vivant et l’existant, fut-ce dans un monde tragique, que va exhumer Maris. On a souvent pointé, à juste titre, de l’écriture et du ton « gris » de Houellebecq, qui sont les mieux à même de rendre la fatalité d’un monde qui s’est donné au capitalisme pour aller à sa propre perte. Pour Maris, le fait que Michel Houellebecq ait été informaticien avant d’être écrivain fait de lui un esprit rôdé aux concepts dématérialisés et aux algorithmes. Il est logique que les concepts binaires de l’économie (offre/demande, etc) lui « parlent », et qu’il sache les écrire. Il est l’écrivain moderne du suicide occidental. En ce sens, « Houellebecq économiste » fait suite à un très bon essai de Maris, également indispensable : « Capitalisme et pulsion de mort » (Albin Michel, 2009).
En 1918, Oswald Spengler écrivit « Le Déclin de l’Occident ». Plus tard, Cioran reprit cette idée que l’Occident était amoureux de son propre déclin. Houellebecq est aussi dans cette filiation. Il met en scène et écrit ce déclin. Analysant ce que l’écrivain reprend chez Schumpeter, Marshall, Keynes, Marx ou Malthus, Maris décline l’œuvre houellebecquienne sous le prisme de la rationalité et de la froideur propre au système économique lorsqu’il ne sert pas l’homme ni le monde, mais quelques centaines de privilégiés à travers l’ultra-libéralisme :
« Extension du domaine de la lutte » parlait du libéralisme et de la compétition, « Les Particules élémentaires » du règne de l’individualisme absolu et du consumérisme, « Plateforme » de l’utile et de l’inutile et de l’offre et de la demande de sexe, « La Possibilité d’une île » de la société post-capitaliste ayant réalisé le fantasme des « kids définitifs » que sont les consommateurs, la vie éternelle. Et chaque roman reprenait le refrain des autres : la compétition perverse, la servitude volontaire, la peur, l’envie, le progrès, la solitude, l’obsolescence, etc., etc. Non seulement reprenait, mais renvoyait nommément aux grands économistes –Schumpeter, Keynes, Marshall, Marx, Malthus,-, ou aux grands penseurs –Fourier, Proudhon, Orwell, William Morris
Maris de rappeler que pour la pensée économique pure, celle qui ne raisonne qu’en bénéfice/déficit, offre/demande, le concept de chose sociale n’existe pas. Les capitalistes ont repris cet angle de vue, qu’adopta à son tour la contre-révolution conservatrice de la fin du XXe siècle : Margareth Thatcher disait que la société n’existait pas, et Tony Blair devint le modèle des dirigeants européens de tous bords (il l’est encore) en réalisant une « société sans classes ». Cette société désincarnée où les cellules, les collectivités et les solidarités constitutives ont disparues, c’est la nôtre. C’est le monde des « particules élémentaires » seules, lâchées, nomades ; c’est le monde du « règne absolu des individus » (Alfred Marshall), c’est le triomphe du productivisme. C’est aussi l’univers de Houellebecq.
Si son monde est vide et gris, c’est parce que le nôtre l’est :
L’économie décrit un monde sans rien, c’est-à-dire sans amour et sans bonté (mot chéri du romancier). […] Ne pas vieillir, aimer : deux axes majeurs des romans de Houellebecq
Invitant la pensée économique du commerce du sexe, traitant du marché mondial du malheur des hommes, du principe de guerre permanente qu’est le principe du capitalisme, l’essai touche au but lorsqu’il remarque que
La compétition économique est une métaphore de la maîtrise de l’espace et du temps
Les écrivains et les poètes essayent eux aussi de transformer le temps en espace, en champ de fiction. La littérature aussi est une question de maîtrise de l’espace et du temps. Mais l’économie du capitalisme est dirigée contre l’homme, contrairement à la littérature. C’est pourquoi, peut-être, « Houellebecq parle d’économie contre les économistes »…
A celles et ceux qui doutent de ce que la littérature dit du monde. A
ceux qui doutent qu’elle peut expliquer la crise. A ceux qui doutent
encore du rôle profondément citoyen de la littérature, de la culture :
lisez « Houellebecq économiste », c’est court, clair, distrayant. Lisez
Houellebecq. Enfin : lisez…
Houellebecq économiste de Bernard Maris, Flammarion, 159 p, 14 euros
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