26 novembre 2014

France-Allemagne de football : et à la fin, c’est la littérature qui gagne

Ce mercredi soir aura lieu une confrontation franco-allemande en Champions League : Bayer Leverkusen-Monaco, match retour après la victoire monégasque 1-0 lors de la première journée. L’occasion de se replonger dans un autre chapitre de cette histoire qui, en football, est « kolossal ».

 

L’occasion de se retourner sur le 8 juillet 1982. Grâce à « Jeudi noir » de Michaël Mention.


Cette « nuit de Séville » qui devait être une demi-finale de Coupe du monde, et qui est devenue un mythe. Un France-RFA qui débuta à 21 heures ce soir-là, et qui, pour beaucoup, ne s’est en fait jamais arrêté. Dans la légende de Séville, il y a du jeu, de l’enjeu, un David, un Goliath, du sport, de la politique, de la revanche, de la magie, du sang, des tripes, des nerfs, de l’injustice, des histoires d’hommes, une tragédie, un cauchemar qui permit un rêve : 1982, 1984, 1986, les Bleus d’Hidalgo et du « carré magique ».

 

Pour beaucoup, c’est de ce temps, de cet évènement vu en direct, que naquit l’amour du foot. On les appelle « les enfants de Séville », et j’en suis un. Alors, parfois, on se repasse le match (sur You Tube, sur Dailymotion, ou en DVD ; tous ces supports modernes où est à présent disponible ce match de toute éternité). On ré-ouvre et on relit « Séville 82 » de Pierre-Louis Basse (Eds Privé, 2005). Et depuis début novembre est paru « Jeudi noir », qui vient agrémenter nos souvenirs sur ce chapitre de l’Histoire.

 

Trop jeune (il n’avait alors que trois ans) pour avoir vécu et pleuré ce match en direct, Mention a trouvé une astuce magistrale pour rendre crédible son décalage générationnel : il a inventé un douzième homme et en a fait son narrateur. Le fameux « douzième homme », cette présence qui d’habitude désigne le chœur des supporters rassemblés dans le stade. Mention en a fait un joueur tricolore fictif s’immisçant parfaitement au milieu des onze titulaires qui ont réellement disputé ce match (ces onze-là titulaires sont là, nommés). Ce narrateur restera crédible car il parle comme notre cœur.

 

« Brassens est mort. Dieu est mort. Et nous, on est vivants », écrit-il pour débuter le récit. Il est alors 20h44, ce 8 juillet 1982, au Stade Ramon Sanchez Pizjuan de Séville. Cette voix, celle de la « France d’aujourd’hui, celle de Mitterrand », nous refait le match. Minute par minute. Geste important par geste important.

 

 

Dès les premières minutes :

Jean-Luc est à l’affût […]
Kaltz plie les jambes […]
A peine ai-je repris mon souffle que les Allemands reviennent

 

 

A travers Trésor et Janvion, il parle ici d’une partie de football où

 

Guadeloupe et Martinique : sœurs ennemies, vagins préférés du colonialisme ». L’une méprisée par l’Etat français, l’autre très prisée par ses touristes. Deux faces pour une même exploitation. Eh bien, ce soir, les DOM-TOM refont l’Histoire

 

Quand un joueur tombe, ou se blesse, la voix s’inquiète.
Quand le jeu des Bleus s’installe, la voix chante la liberté :

 

Soudain, leur défense déploie ses ailes et la buse s’abat sur la proie, arrachant le ballon. Les as de notre « carré magique » réagissent. S’ils étaient musiciens, leur groupe serait Téléphone. Michel, le leader. Alain, à la guitare solo, avec son jeu subtil. Jean à la batterie, lui qui déborde d’énergie. Bernard basse, discret mais essentiel pour à la solidifier le tout. […] Nous sommes décomplexés, prêts à prouver au monde entier que le rock et le foot peuvent être français

 

Quand Schumacher agresse Battiston, c’est une guerre et l’heure de la revanche paraît avoir été sonnée :

 

Impossible de bouger. J’étais un homme, je ne suis plus qu’une oreille soumise à toute la fureur du monde

 

Il faut chercher les coupables, chez les « Boches ». Plus tard, c’est parmi les siens qu’il cherchera les traitres, les lâches :

 

J’ai essayé. J’ai tout fait pour résister, ne pas céder à la tentation. J’ai érigé une digue entre nous, mais elle a fini par céder. Et la haine a déferlé, s’est infiltrée en moi

 

 

Il se passe des tas de choses dans ce roman, et pas qu’un match de football. Trente-deux ans après les faits, Mention a saisi toutes les dimensions de cette partie fratricide au sein de ce qu’on n’appelait pas encore « le couple franco-allemand ». En 1982, un tel match rouvrait encore tout grand les pages de Verdun et de Vichy, quand pour une frange de la jeunesse militante il venait aussi rappeler que certains Allemands avaient franchi le pas de la lutte armée.

 

 

Romancier à présent confirmé et bien installé dans le paysage du roman noir (c’est son sixième livre, dont deux dans la prestigieuse collection Rivages/Noir), Mention a parfaitement su restituer ce que ce match représenta dans la France d’alors, celle qui avait retrouvé un certain goût du romantisme politique en faisant gagner François Mitterrand un an avant, et qui n’allait pas tarder à déchanter :

 

L’Allemagne, capable du meilleur comme du pire. Le meilleur, c’est ce qu’elle a fait avant nous : l’expressionnisme, la pilule, les révoltes étudiantes, mais il y a le pire. Ces agents de la Stasi qui dénoncent. Ces écolos qui veulent dépénaliser la pédophilie. Ces crèches où l’on tripote des gosses pour les « éveiller ». Et la Fraction Armée Rouge ; fusillades et bombes au nom de l’anticapitalisme. Kaltz et le siens ne peuvent qu’être imprégnés de cette violence. Elle circule dans leurs veines, malgré eux, et c’est elle qui a guidé Schumacher

 

 

Certes, on pourra regretter les notes de bas de pages dont Mention use un peu trop, comme s’il n’était pas toujours à l’aise avec sa propre interprétation fictive d’un évènement réel. Mais on soulignera comme il se doit la hauteur de vue culturelle, sociale, politique, méta-sportive et stylistique à l’œuvre dans « Jeudi noir ». Lequel est bien plus qu’un récit fictionnel de cette demi-finale de Coupe du monde. C’est un récit incarné du match. Narrativement, politiquement, culturellement. Ce faisant, il démontre que ce France-RFA passe les époques, les générations, et constitue un repère, une mémoire vive, pour plusieurs générations.

 

Ayant été une « source » de l’auteur dans son présent travail, j’avais choisi de laisser passer quelques semaines avant de le chroniquer ici. J’avais choisi, aussi, de mettre le livre en écho avec une actualité sportive franco-allemande : Monaco – Bayer Leverkusen, en novembre 2014.

 

Mais ce n’est pas tout. Voici une interview d’avant match. Ou d’avant lecture.

 

Le Pop Corner : Que représente ce match, pour vous ?
Michaël Mention : En tant que spectateur, un choc. En tant que romancier, une expérience unique. Je l’ai d’autant plus ressenti que je n’aurais jamais cru écrire sur le foot. Je suis passionné par le rock, l’Histoire, le cinéma, la géopolitique, mais le sport … j’en ai fait (athlétisme, notamment) et je sais en quoi ça peut être exaltant, mais ça ne m’a jamais inspiré. Puis, j’ai découvert ce match, si incroyable qu’il m’a semblé scénarisé : enjeux, coups de théâtre, émotions, climax à répétitions. Toutes ses composantes physiques, psychologiques et culturelles s’imbriquent à la perfection, ce qui donne un évènement au-delà du sport. France-RFA 82 m’apparaît comme une œuvre protéiforme où je vois du Friedkin, du Sautet, du Noureev, du Magma. Je l’ai vécu comme mes premières révélations littéraires et musicales.

Quand et comment est venue l’idée du 12e homme ?
Dès la fin du premier visionnage. Jeudi Noir étant un hommage aux joueurs, je ne pouvais en aucun cas leur prêter des émotions et intentions fictives. C’est pourquoi j’ai imaginé ce douzième joueur. À travers ce narrateur, j’ai voulu personnifier la France de l’époque – dans ses élans et ses contradictions – ce qui m’a permis une totale liberté de ton.
Je suis très attaché à la notion de nuance (qui manque tant au monde actuel, crispé entre vrais scandales et fausses polémiques) et je voulais que Jeudi Noir soit ambivalent : épique et intime, gracieux dans le talent et crasseux dans la folie. Le point de vue du douzième homme m’a permis d’orchestrer ce « ping-pong » tout au long du récit, au plus près des autres joueurs.

Comment l’avez-vous conçu ? Comment avez-vous déterminé quelle voix il aurait, la façon dont il parlerait de ses partenaires, de l’esprit français,- de l’esprit allemand ?
Je l’ai conçu comme un être intemporel. Je voulais qu’il soit choqué en 82 comme on peut l’être aujourd’hui encore par l’acte de Schumacher et la fourberie de Mitterrand. Donc pas de spécificités, ni de tics de langage : ces artifices sont un piège, ce qui donne par exemple Plus belle la vie et sa vision aberrante de Marseille.
Pour la psychologie du narrateur, je me suis intéressé à l’espoir généré par les Verts, ainsi qu’à la personnalité d’Hidalgo, l’incarnation de cet « esprit français » : intégrité, rigueur, respect. Après, ce qui relève de l’extrême est purement fictionnel. Je voulais montrer que nous sommes tous susceptibles – dans un contexte particulier – de glisser vers la haine, loin du clivage bien/mal dans lequel nous enferment les médias.
Quant à « l’esprit allemand », il s’est forgé à coups d’ambition, de culpabilité et d’humiliation. Des éléments que j’avais à cœur d’évoquer dans « Jeudi Noir ».

Vous avez dit ne pas trop connaître le foot. Écrire sur le foot, sur un match, cela a-t-il été différent d’un autre thème ? Comment l’avez-vous abordé ?
Foot ou crimes, seule la forme change. Le fond commun est l’Histoire et la culture. Pour écrire sur le foot, je me suis documenté et j’ai rencontré des journalistes comme je le fais à chaque fois. Je fonctionne par « sujets-prétextes » : raconter uniquement le match aurait été obsolète, de même que relater un fait divers me paraît racoleur s’il ne traduit pas autre chose. Les enquêtes sur lesquelles j’ai basé mes polars « Sale temps pour le pays » et « Adieu demain » m’ont permis d’évoquer l’Angleterre, comme ce match me permet de traiter une époque.
Mais « Jeudi Noir » est aussi un roman d’action. Mon influence, c’est « L’enfer du dimanche » d’Oliver Stone – consacré au football américain – grave et fun. Je me suis concentré sur le sensoriel, le choc entre les chairs, les sons, afin que les lecteurs courent et souffrent avec eux. À ce propos, le moment où Stielike s’effondre est un moment que j’ai du mal à revoir.

Si pour vous elle existe, comment définiriez-vous la culture foot ?
Je n’ai pas la prétention d’être un spécialiste, mais j’ai l’impression que cette culture-là a quelque peu disparu depuis l’explosion du libéralisme et de la starification. Quand je vois le PSG aux mains du Qatar et une banque de Dubaï racheter Leeds United, je me dis que ce que ces clubs gagnent en puissance économique, ils le perdent en identité donc en culture. Par ce mot, j’entends « proximité avec ses supporters et par extension, avec le peuple ». Une force qui a su unifier notre pays par le passé et peine à le faire aujourd’hui, alors qu’il en a bien besoin.
J’y vois aussi une mentalité basée sur la noblesse de l’effort, d’une rudesse parfois nécessaire mais jamais gratuite. Bref, la culture de Kopa, Pelé, Platini, Best (pour ne citer qu’eux), une époque où les joueurs venaient pour la plupart de la rue, du monde rural et du prolétariat ; des univers plus authentiques. Dans les années 70, Rocheteau n’avait pas les cheveux longs pour frimer mais parce que les jeunes de son âge avec la même coupe. C’est peut-être ça, la « culture foot » : incarner le peuple pour lequel on transpire.

 

 

Jeudi noir de Michaël Mention, Eds Ombres Noires, 191 p, 17 €

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