Un homme, un livre, un phénomène
Paru en 2006 en Italie et en 2007 en France, « Gomorra : Dans
l’empire de la Camorra » était un « romanquête » écrit à la première
personne. Un livre sur les activités de la Camorra qui donnait sans
ambages les noms de tous ses parrains, démontait principalement le clan
Casalesi, citait des noms et des faits, dressait la liste des 3600 morts
attribués à la Camorra depuis la naissance de l’auteur, et rendait
hommage aux innocents assassinés. C’était aussi un cri : celui d’un
Napolitain ayant vu son propre père être victime de la Camorra.
On se rappelle qu’au mois septembre 2006, c’est-à-dire quatre mois après
la parution du livre en Italie, l’auteur avait invectivé nommément des
chefs de la Camorra lors d’un rassemblement anti-mafia… à Casal di
Principe, un des fiefs des Casalesi :
Michele Zagaria, Antonio Iovione, Francesco Schiavone, vous ne valez rien
Depuis ce jour-là, Roberto Saviano vit avec une protection policière,
partout, tout le temps. Je l’ai pour ma part interviewé deux fois, et
témoigne des conditions de sécurité qui l’entourent.
On se rappelle aussi que le travail de Saviano, mais aussi sa posture
(certains estiment qu’il veut incarner l’anti-mafia à lui tout seul)
avaient élevé d’importantes voix contre lui. En 2012, j’avais enquêté
sur le phénomène Saviano pour le magazine L’Optimum, et avait rencontré
des journalistes français (Jérôme Pierrat) ou en Italie (Rosaria
Capacchione) ayant eux aussi enquêté et gêné des clans mafieux
(l’Italienne vit elle aussi escorte par des gardes du corps). Ils
soulignaient les approximations de certaines données rapportées dans
« Gomorra », rendant impossible l’utilisation du livre comme source pour
une enquête. Ils reprochaient aussi à l’Italien ce que beaucoup, en
off, soulignent depuis le début du « phénomène » : d’avoir fait passer
pour exclusifs des faits qui avaient été rapportés par d’autres avant
lui, sans les citer. Mais tous s’accordaient sur un point : avoir eu le
courage de nommer les membres du clan, avoir eu le talent de raconter et
de rendre digeste un phénomène qui, en lui-même, est austère, complexe,
paranoïde, ou carnavalesque.
Pour ma part, je considère hautement le style littéraire de Saviano, qu’on a pu lire dans des nouvelles et dans des livres comme « Le Contraire de la mort » (Robert Laffont 2009), « La Beauté et l’Enfer » (Robert Laffont 2010, ou des enquêtes comme le superbe « Extra Pure » (Gallimard 2014).
Deux ans après parution, « Gomorra » avait été traduit dans quarante-deux pays, puis adapté au cinéma par Matteo Garrone : le film reçut le Grand Prix du jury en 2008 au festival de Cannes.
(Voir l’interview que Saviano m’avait donné en 2012, pour Rue89)
Interview de Roberto Saviano sur Rue89 : l… par rue89
La série
Et c’est à présent une série, réalisée par Stefano Sollima, qui avait déjà effectué un travail similaire avec le superbe roman « Romanzo criminale », adapté au cinéma avant d’être décliné en série. Pour la logique du destin, on notera que le livre d’origine (paru en 2006 en France) avait été écrit par Giancarlo De Cataldo, écrivain mais aussi juge à la cour d’assises de Rome, et par ailleurs soutien de toujours de Saviano (il s’était élevé contre ceux, précisément, qui mettaient en cause les informations de « Gomorra »).
Le projet nécessita 216 jours de tournages, et profita d’un budget de 15 millions d’euros (chiffres cités par L’Obs cette semaine). Diffusée par Sky Cinéma l’an passé en Italie, la série arrive en France avec ses douze épisodes.
« Gomorra » s’avère être autant un polar qu’une saga familiale, une histoire de jeunes qu’une histoire de mafieux.
Comme dans le livre, Naples est le terrain de base. Mais comme le livre, les vengeances s’étendent entre l’Italie et l’Espagne, à travers deux clans qui, dès la première scène de l’épisode 1, se combattent : celui de Don Pietro Savastano, un parrain à l’ancienne, et celui de Don Salvatore Conte, homme pieux et moderne (interprété de façon bien trop stéréotypée, notera-t-on).
Pietro Savastano, donc, est le parrain de la plus importante organisation criminelle de la Camorra, qui contrôle l’ensemble des trafics illicites de la région napolitaine. Il n’a qu’un seul rival : Salvatore Conte. Après un énième règlement de comptes, Savastano décide d’éliminer définitivement Conte, et confie l’opération à son homme de confiance, Ciro, porte-flingue fluet et au crâne rasé, dont la puissance et l’imprévisibilité donnent grand suspens à la série. Conte s’en tire, mais Ciro voit mourir dans ses bras Attilio, qu’il considérait comme son père adoptif. Suite à cette opération ratée, le parrain s’aperçoit qu’il est moins respecté, et choisit de préparer sa succession… et son jeune fils, l’immature Genny.
De là, bien sûr les déchirements, les trahisons, la prison, les
masques tombant et changeant. Il y a aussi Imma, de plus en plus
perverse à mesure que la saison évolue. Il y a les « historiques » de
Pietro, et les jeunes aux dents longues du fils. Et dans ce milieu, un
conflit de générations devient une guerre du même nom.
Il y a les vendettas, les nouvelles mafias, les doubles jeux, les
fausses pistes, les coups bas. Et tous ces coups qu’on ne dit pas, qui
sont le sel d’un scénario au taquet, sans temps morts.
« Gomorra » frappe d’entrée par une violence avérée, mais où rien n’est surjoué. On est ici aux antipodes du polar mafieux carnavalesque. On y croit. Le réalisme est ici psychologique autant que social et politique -la série a d’ailleurs été en large partie tournée dans les quartiers nord de Naples.
Résultat : à de rarissimes exceptions près, les personnages ne sont ni
blancs ni noirs, que ce soit dans leur vie personnelle que dans leur vie
active. Principaux ou secondaires, chacun a une remarquable épaisseur,
et la série sait rendre leurs décisions (fidélités ou trahisons). On
saluera d’autant plus la profondeur des personnages que tous sont dans
le clan des truands -c’est de ce côté exclusivement que se place la
série-, mais chacun a sa touche particulière, sa fougue, son rythme :
jeunes, moins jeunes, hommes, femmes, jeunes ados comme jeunes filles.
Grande réussite : ce réalisme parvient à rendre compte de façon claire,
et tout au long de la saison, du spectre des activités du clan ici
décrit. Du bitume napolitain jusqu’à l’achat de kif au Honduras, de
l’Italie à l’Espagne, du recyclage financier dans la mondialisation à
l’achat de tout ce(ux) qu’il faut pour de sélections municipales. L’on
voit aussi comment « construire » un quartier entièrement dédié au deal
de coke, comment chaque habitant devient un associé du clan
Dans un rythme toujours âpre et tendu, la série parvient, ce qui n’est
pas le moindre de ses mérites, à monter comment la denrée la plus
précieuse d’une telle entreprise, le temps, est si dure et tragique à
concevoir car, dans un tel environnement professionnel, la mort fait
partie de la vie chaque seconde de la journée. D’où, peut-être,
l’importance croissante des femmes, ainsi verbalisée par Donna Imma
elle-même dans un des derniers épisodes :
C’est pas le plus fort qui gagne la guerre. C’est celui qui sait attendre. Ca, personne ne le fait mieux que nous, les femmes
Ajoutons à cela une musique hip-hop et électro de bonnes mélodies, et
vous obtenez une saison 1 qui, en somme, illustre le titre même de
livre-film-série qui porte ce titre-valise de « Gomorra ». « Gomorrhe »,
une des deux cités bibliques (avec Sodome) détruites en raison de ses
mœurs, et « Camorra », la structure mafieuse.
Une réussite… à suivre, car une deuxième saison va être tournée à partir du printemps prochain.
Regardez donc la saison 1.
Gomorra, 12 épisodes de 52 mn chacun
Diffusion sur Canal Plus, le lundi à 20h55
De Stefano Sollima, Claudio Cupellini et Francesca Comencini
Écrit par Stefano Bises, Leonardo Fasoli, Ludovica Rampoldi,
Filippo Gravino et Maddalena Ravagli Avec Marco D’Amore, Fortunato
Cerlino, Maria Pia Calzone, Salvatore Esposito, Marco Palvetti
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