Nous avons passé des nuits entières, à attendre le dénouement des dernières élections américaines. Et ça n’est pas fini. Pour nous détendre, tout en pensant à des fous présidents, un roman arrivait à point nommé cet automne : Jésus-Christ Président. Une uchronie-comédie grinçante, signée par un auteur qui l’est tout autant : Luke Rhinehart.
Une histoire alternative. C’est bien ça. C’est le sous-titre du titre originel de ce roman : Jesus Invades George : an Alternative Story.
Une histoire alternative, c’est l’essence même de la fiction, quand elle s’affaire autour du réel. Quand elle se base sur des protagonistes réels. Récents, même, dans le cas présent.
Le livre : Jésus et George, deux "fils de"
Ce livre débute au ciel. Par un prologue où Jésus dialogue avec son père, Dieu. Vous ne rêvez pas : on parle bien de ces deux figures d’un autre livre, la Bible, et de deux des personnages majeurs du christianisme. Le fils se plaint que les humains n’ont toujours rien pigé, qu’il "suffirait d’un être humain, d’un seul, qui détienne un grand pouvoir et qui soit un de Mes vrais disciples. […] J’aimerais voir ce que ça donnerait si J’allais M’installer dans l’âme de quelqu’un qui aurait le pouvoir de changer les choses".
On notera les majuscules dès qu’elle vaut pour un terme, quel qu’il soit, qui concerne ce dieu. Il en sera de même quand il descendra du ciel. Pas le Père Noël, non. Jésus, le fils de.
Et c’est à la Maison-Blanche qu’il arrive. Visiter un autre "fils de" : George W. Bush, 43e Président des Etats-Unis. Nous sommes vers 2005, et il a été réélu il y a peu pour un second mandat. Après les campagnes militaires (Afghanistan, Irak) habillées en "guerre contre le terrorisme" ou autre "guerre contre le Mal", George W ne sait plus quoi faire, et s’ennuie. Plus que jamais téléguidé dans sa politique intérieure (ultra-libéralisme) et extérieure (l’US Army doit faire craindre les USA partout dans le monde) par ceux que l’on appelait ses "cerveaux" : Karl Rove, Dick Cheyney, et dans une moindre mesure Donald Rumsfeld. Guerre porté sur l’introspection, il est resté pieux, et prie. Et justement, ce matin-là, il se sent tout chose après sa génuflexion :
"Il eut l’impression que son corps se dilatait, puis il comprit que quelque chose entrait en lui… une Présence, comme un Être qui frissonnait dans le brouillard de son âme. Il eut peur, et sa peur grandit, devint terreur. Le brouillard intérieur se leva. Puis… Bam ! Il vit Jésus-Christ, au cœur même de son âme, qui le regardait fixement"
George a reçu une "Visitation". La suite sera une révélation, dans le droit fil christique de la chose.
Sauf que la révélation va devenir politique. Pour George comme pour les principaux protagonistes, pour le pays et pour le monde – notons que chacun, ici, ne sera jamais désigné que par son prénom : George (pour Bush Jr), Dick (Cheney), Don (Donald Rumsfeld). Dès le lendemain, briefé par ses "cerveaux" pour un discours important qu’il doit prononcer, la réplique présidentielle fuse : "Ce discours, c’est un gros tas de conneries, Dick". Pourtant, George lui-même n’est pas en accord avec ce qu’il vient de dire… Et pour cause : "Jésus était intervenu. Il ne se contentait plus de regarder, Il avait pris le contrôle de l’âme de George". Et d’enchaîner :
"Vous allez déclarer un cessez-le-feu immédiat et unilatéral, et annoncer que le gouvernement des Etats-Unis a décidé de reconnaître la souveraineté de l’Irak et de ramener ses troupes à la maison"
Durant sa présidence (2001-2009), on a souvent mis en doute les capacités intellectuelles de George W. Bush. Aux Etats-Unis comme en France, où les sketchs avec "Monsieur Sylvestre" et "Double U" furent un régal.
Il fut dit, également, que le véritable George W. Bush fut sujet à une crise mystique au mitan de son existence.
Eh bien c’est à tout ça que répond ce roman, par la satire littéraire.
Désormais, Jésus parle à la place de George. Jésus parle dans George. Luke Rinehart de s’en amuser à gogo. Voire ceci, quand c’est au président de parler :
"Sans hésiter, Jésus répondit"
"dit calmement Jésus tandis que George, en son for intérieur, geignait"
"Jésus avait annoncé par la bouche de George qu’il avait changé d’avis"
Satire et uchronie
Un temps, George se battra contre lui-même, enfin contre ce Jésus qui se met à parler à travers lui. Et à énoncer des idées contraires à ses principes capitalistes, à l’opposé de ce dogme patronal, militaire et bancaire dont les Etats-Unis sont pourtant la fille aînée.
Quel est ce "nouveau programme" ? Se fera-t-il à cette visitation ? Comment s’en jouera-t-il ? George a-t-il perdu les pédales à jamais, ou a-t-il changer ? Comment va réagit l’Amérique, société marquée au fer de la croyance au marché et en un dieu ? Vous verrez tout cela en lisant et en riant durant plus de quatre cents pages. Qui sont autant une comédie de caractères – les salons du pouvoir, mais aussi le couple Laura et George Bush, avec des scènes privées d’anthologie – qu’une politique-fiction et une uchronie. Vous suivrez le George de Luke Rhinehart de Washington en Irak, en passant par les territoires palestiniens, Israël, l’Angleterre. On verra comment George y devient un miraculé. Plusieurs fois. Un miracle. Un peu comme un messie, donc. On verra comment, se voulant plus démocrate que les Démocrates, George embarrasse son propre camp. Tout ça parce qu’il a eu la révélation : pour que les Américains soient à nouveaux aimés, il faut qu’il fasse le bien, sans guerroyer, en éduquant, en pardonnant. Et si Jésus lâchait George… Ou si, tout simplement, les services de renseignements (car tout de même, nous sommes en Amérique) n’allaient pas parvenir à tout foutre en l’air ? Sans compter les coups tordus des autres cercles du pouvoir…
Jésus-Christ Président raconte comment, pour tou.te.s les chef.fe.s d’Etat du monde, se pose la question de la trace dans l’Histoire, à travers ceci : pour cela, vaut-il mieux être aimé, ou être craint ?
Certes, le camp républicain s'en prend plein les mirettes, mais on ne dira pas, pour autant, que le roman est partisan. Il a juste choisi le parti d’en rire. Certes, Jésus-Christ Président souffre de longueurs, mais le rythme soutenu et les dialogues ironistes sont un plaisir. Il raille la place du capitalisme et des lobbys religieux dans cette nation. Il interroge le poids symbolique des hommes présidentiels dans cette nation. Chaque campagne présidentielle outre-Atlantique montre à quel point les églises évangélistes comme les pratiquants conservateurs des religions chrétiennes sont du côté des idées complotistes, nationalistes, ou contre-révolutionnaires. Chaque fois, on vérifie comment un des deux candidats va chercher à capter cet électorat-là.
Là aussi, ce roman est une réponse. Par le rire.
L’auteur
Luke Rhinehart s'était fait connaître en 1971 avec L'Homme-dé : un roman semi-autobiographique devenu culte, plusieurs fois réédité chez nous entre 1973 et 2019 (au Seuil, puis à L’Olivier, et désormais aux Forges de Vulcain, éditeur de grande envergure en termes de littérature de pop culture).
Jusqu’à 2015, en France, il était considéré comme "writer’s writer", un "écrivain pour écrivain", comprenez un auteur reconnu par ses seuls confrères. Puis il y eut la réédition de L’Homme-dé en 2015, dans la collection « Replay » des éditions de L’Olivier. François Busnel, alors à la tête du magazine Lire, s’intéressa à lui dans son émission « La Grande librairie ». De même qu’Emmanuel Carrère dans la revue XXI.
Ainsi connut-on mieux George Powers Cockcroft, né en 1932 à Albany (Etat de New York), ancien professeur de littérature devenu psychiatre puis écrivain. En 1953, il avait écrit un roman, non publié, avec un personnage nommé Luke Rhinehart. Pour les livres suivants, cela devint son nom de plume. Depuis longtemps, pour pimenter son quotidien, il jouait aux dés, pour provoquer le destin. Un soir à la fin des sixties, il en lança un, comme ça, au retour d’une fête. En se disant que si le 1 sortait, il faisait ce qu’il voulait (aller toquer chez sa voisine pour coucher avec elle). Ce fut le 1. Depuis, il a toujours un dé sur lui, qu’il lance pour décider de ses actes. C’est même ainsi qu’il a rencontré sa femme. Il le raconte dans L’Homme-dé, livre qui allie autobiographie et contre-culture de l’époque.
Paru en 2018 aux Forges de Vulcain, Invasion n’est que le troisième de ses onze livres à y être traduit (il y eut aussi L’Odyssée du vagabond, Robert Laffont 1984).
Surfant entre références pop et science-fiction, il y imagine, de nos jours, les Etats-Unis envahis par des IA prenant forme de "boules de poils intelligentes", qui pratiquent un genre nouveau d’insurrection, guidées par un principe : faire les choses juste "pasquecérigolo". Invasion est une parabole sur les Anonymous, sur les fakes news, sur la parano américaine aussi.
Jésus-Christ Président est paru en 2013 aux USA, soit peu après la réélection de Barack Obama. Traduit en France en cet automne 2020, il paraît dans un contexte d’élections… dont on connaît le résultat sans pour autant connaître le dénouement !
Raison de plus pour rire. Et donc : le lire !
Jésus-Christ Président (Jesus Invades George : an Alternative Story) de Luke Rhinehart, trad. Francis Guévremont, Aux Forges de Vulcain, octobre 2020, 464 p, 20 €, version numérique (Epub) 12.99 €
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